Est-ce que les oiseaux crient ?

Martinet noir
Étourneau
Elodie Tribut
Fragile

Élodie Tribut peint des oiseaux. C’est du moins souvent à cela que l’on associe son travail actuel. S’il est vrai qu’Élodie Tribut peint aujourd’hui beaucoup d’oiseaux, il me semble intéressant de tenter de comprendre par quels cheminements cette thématique s’est imposée à elle.

Pour reprendre depuis le début, Élodie Tribut a toujours dessiné. Cette pratique, relativement commune pour une enfant, finit souvent par s’éclipser au profit d’autres activités. Ce n’a pas été le cas d’Élodie pour qui dessiner et peindre demeurent une nécessité. C’est donc naturellement qu’elle entamera des études d’art. Elle se spécialisera peu à peu en arts-appliqués puis en communication visuelle, et délaissera progressivement le crayon au profit d’outils informatiques.
Ce manque de rapport physique à la création lui fera prendre conscience que le travail de la matière et la création plastique lui sont assurément essentiels. Parallèlement à ses études, elle continuera donc à peindre. Diplômée, Élodie Tribut est désormais graphiste et commence à devenir artiste.

Au début des années 2000, les toiles d’Élodie Tribut sont très graphiques. Le texte, précisément dessiné dans des typographies extrêmement lisibles, en est le sujet principal. Les mots, associés à des formes simples et à des couleurs vives, rendent ces toiles visuellement impactantes. S’il s’agit bien de peintures, ce sont également des compositions proches de la mise en page.
On peut voir, dans ces premières toiles, une forme de ré-appropriation des codes du graphiste avec les outils de l’artiste. La machine numérique et sa production sérielle sont remises en cause en faveur de la création physique d’œuvres uniques.

Sa peinture prend ensuite une tournure d’avantage plastique. Les mots, toujours présents, deviennent progressivement moins lisibles. Ils se résument à des formes et des symboles évoquant l’écriture manuscrite. L’important n’est plus le contenu ni le sens, mais l’effet que cela produit. Le texte, désormais minoritaire, est mêlé à des formes qui se mélangent pour former des couches, des superpositions de matières plus ou moins texturées, plus ou moins transparentes. Bien que toujours abstraites, ces toiles commencent à intégrer du dessin. Des corps, dessinés au stylo, apparaissent ponctuellement au sein des compositions.

Si ses premières toiles pouvaient évoquer l’affiche publicitaire, nous sommes désormais plus proches de l’affiche en friche. Cette évolution s’accompagne d’une diversification des supports qui deviennent moins conventionnels. Après s’être extraite de l’intangibilité du pixel, Élodie Tribut interroge la traditionnelle toile blanche du peintre. Elle expérimente la matière en travaillant sur du carton ou des planches de bois de récupération. En plus de questionner les supports classiques de la peinture, ces choix interrogent également ce qui est disponible, ce que l’on décide de rendre disponible à sa pratique. De fait, décider de peindre sur une chute de bois c’est également refuser la création d’une toile, d’un châssis, d’un support.

C’est en 2015 que le premier oiseau apparait dans l’œuvre d’Élodie Tribut. Il s’agit d’un rouge-gorge dessiné au stylo bille sur une page d’un livre ancien, abimé et récupéré. Si le choix du sujet n’est pas directement conscientisé ou rationalisé, il n’est pas anodin. L’oiseau comme sujet intervient au moment où l’artiste devient mère ; on peut supposer que cela s’est accompagné d’un questionnement sur la vie, et plus largement sur le monde dans lequel allait s’inscrire cette vie. Mais, plutôt que de se demander pourquoi cette thématique particulière s’impose (ce qui touche à l’intimité de l’artiste), il me semble plus intéressant d’analyser comment elle émerge ; comment l’oiseau émerge dans le travail d’Élodie Tribut ?

Le premier oiseau apparait donc sur la page d’un livre. Le choix de ce support revêt une signification particulière au regard de la profession de graphiste d’Élodie Tribut. Les pages qu’elle sélectionne le sont exclusivement en fonction de leurs mises en page. Seul l’agencement du texte, ses vides et ses pleins, déterminera le dessin. Le choix de l’emplacement de l’oiseau, sa taille, sa posture, son espèce dépendra de la mise en forme de cette page empruntée.
Il s’agit là d’un revirement important au regard de sa pratique. Ses premières toiles étaient des mises en page graphiques, ayant pour origine les mots et leur sens, ce n’est plus la cas maintenant. Le travail graphique et l’écriture, toujours présents, sont désormais délégués, récupérés, interprétés. Le travail d’Élodie Tribut se résume ici à une intervention plastique au sein d’une page précisément sélectionnée pour son graphisme.

La diminution de l’implication d’Élodie Tribut à l’égard de la partie graphique de ses œuvres témoigne d’un potentiel éloignement vis-à-vis des enjeux du graphisme et du sens que revêt cette profession pour l’artiste. Si le graphisme reste important, le produire n’est maintenant plus le sujet.

Le fait de travailler à partir de l’existant est une caractéristique importante du travail de l’artiste. Il s’agit de refuser la production d’un support nouveau et celle d’un graphisme supplémentaire dans un monde qui en est déjà largement saturé. Ce parti pris de sobriété est également à relier au choix des sujets représentés. Les oiseaux sont en effet des animaux particulièrement sensibles aux dérèglements de leurs environnements. Ils sont des témoins visibles (et audibles) des impacts de l’activité humaine sur la biodiversité. Le fait qu’ils surgissent dans l’œuvre d’Élodie Tribut parait donc très cohérent par rapport aux préoccupations de l’artiste et, plus largement, au regard des enjeux contemporains.

Ces oiseaux, bien que très réalistes, sont avant tout des êtres poétiques. L’artiste n’est pas une anthropologue et jouit ainsi d’une totale liberté quand au traitement de ses sujets. Certains de ses oiseaux sont par exemple des hybrides, des espèces inconnues imaginées comme la fusion de plusieurs espèces. L’objectif est avant tout l’évocation du monde plutôt que sa représentation fidèle, stricte et rigoureuse. Il s’agit de poétiser et de révéler la vie qui nous entoure.

Dans le travail d’Élodie Tribut, la vie est souvent symbolisée par les oiseaux mais l’artiste a également travaillé à partir de végétaux. Elle s’est intéressée aux plantes dites « communes », celles que l’on trouve partout et souvent considérées comme sans intérêt voir nuisibles. Avec ces plantes, elle a expérimenté la technique ancienne du cyanotype. En disposant les végétaux sur un support photosensible, puis en les exposant à la lumière naturelle, ces plantes banales impriment leurs traces qui deviennent remarquables.

L’intérêt d’Élodie Tribut pour ce qui semble ordinaire se retrouve à la fois dans les supports utilisés, au travers d’objets glanés, et dans les sujets représentés, des espèces souvent communes (vulgaris en latin). Cette sensibilité au commun est également présente dans la technique utilisée, le stylo bille. Son premier oiseau était dessiné au stylo bille, un objet traditionnellement plus associé au monde du travail et à l’univers du bureau qu’à celui de l’artiste. Le stylo à bille est en effet de l’instrument d’écriture le plus utilisé, le plus basique, le plus accessible et peut-être aussi le moins noble. À l’image des oiseaux communs et des supports modestes, l’utilisation d’un outil aussi banal que le stylo bille accentue la simplicité et la sobriété de ce qui caractérise le travail d’Élodie Tribut.

Élodie Tribut s’intéresse donc à ce qui nous entoure mais que l’on ne voit plus. Il y a dans son travail la volonté de révéler la nature ordinaire en la rendant poétique, précieuse et belle. Cela se retrouve dans la manière dont l’artiste est amenée à montrer son travail. Si elle expose régulièrement ses toiles au sein d’expositions ou de salons, c’est plutôt au dehors de ces lieux institutionnels que sa pratique prend tout son sens.

Membre et co-fondatrice du collectif L’Art s’affiche, Élodie Tribut fait exister ses œuvres au travers d’autres moyens de diffusion. En 2021, comme un retour vers le graphisme, ses toiles se scannent et se multiplient. Elles sont imprimées sur le support le plus ordinaire et le plus pauvre qui soit : l’affiche. Affiché, le travail d’Élodie Tribut prend une autre dimension. Il devient alors possible de le diffuser autrement, au sein de lieux inaccessibles aux œuvres traditionnelles. À l’image des oiseaux, ses peintures existeront désormais au dehors, dans l’espace publique.

Le fait de positionner l’art dans des espaces communs est un moyen de le rendre plus accessible, de toucher d’autres publiques et de questionner le système de diffusion classique de l’art contemporain. Cet aspect du travail d’Élodie Tribut est à voir comme une suite logique et également comme une forme de radicalisation quand à l’engagement de l’artiste. Pour elle l’art est aussi un moyen d’agir. Il doit, à ce titre, être utilisé comme un outil activiste.

L’une des dernières séries d’Élodie Tribut constitue un exemple frappant de cette continuité teintée d’une certaine radicalité. Il s’agit toujours d’oiseaux, dessinés au stylo, mais le support est cette fois une ancienne tapisserie à fleurs. Ce support est intéressant car, à l’image du livre et de l’affiche, la tapisserie est un objet vivant porteur des marques et des histoires de son passé.

Les oiseaux adoptent quand à eux des allures humaines et arborent costumes 3 pièces, manteaux de fourrure et chaines en or. Ils incarnent, de manière doucement caricaturale, les humains responsables de leur raréfaction. Évoluant parmi les imprimés de fausses fleurs roses, ces personnages confrontent le spectateur aux absurdités de nos sociétés occidentales modernes de consommation et d’apparence.
Parmi ses compères anthropomorphes, seule un petit merle semble avoir échappé aux diktats de la société humaine. Il en porte malgré tout les douloureux stigmates, représenté empêtré dans du scotch portant ironiquement l’inscription « FRAGILE ».
Cette bande d’oiseaux devient la critique délicatement acerbe d’un monde contemporain qui apparait de plus en plus précisément dans l’œuvre d’Élodie Tribut.

La société dépeinte par Élodie Tribut peut sembler peu réjouissante, cependant, malgré les tonalités plus sombres et piquantes de ses dernières toiles, l’artiste demeure optimiste. Pour elle la peinture met en lumière le réel, l’interprétation qu’en fera le.la regardeur.euse ne lui appartient pas.
Pour Élodie Tribut, les oiseaux demeurent parmi nous, continuent à chanter et à nous faire rêver.
Sous une autre perspective on pourrait se demander : est-ce que les oiseaux crient ?

Arthur Benyaya Cazorla

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